Comment fait-on pour suivre une population de loup qui évolue sur des espaces très vastes ?
La France a choisi de déployer un arsenal assez complet de méthodes et d’indicateurs qui lui valent la reconnaissance d’un des suivis les plus précis d’Europe. Le monitoring s’appuie sur le relevé d’indices de présence de l’espèce mis en œuvre par un réseau de correspondants formés et répartis de façon homogène dans l’espace. Il se déploie à deux échelles spatio-temporelles :
- de façon qualitative : sur l’ensemble du territoire national et tout au long de l’année, pour détecter au mieux la répartition de l’espèce et son évolution;
- de façon quantitative : sur les zones où l’espèce est sédentarisée et sur des périodes définies, pour estimer l’évolution démographique de la population (les meutes et les effectifs) et dont le suivi hivernal déployé à grande échelle représente le pilier central.
Plusieurs techniques sont déployées au cours de ce suivi intensif hivernal : le pistage dans la neige en constitue l’outil principal. L’origine méthodologique de cette technique provient du « snow tracking » (lecture des pistes dans la neige) utilisé depuis longtemps par les équipes de suivi américaines. L’Office Français de la Biodiversité (OFB, anciennement ONCFS), qui est en charge du suivi de la population française de loups, a mis au point un protocole précis et rigoureux, déployé chaque année au cours des 5 mois qui courent entre le 1er novembre et le 31 mars. Son but est de récolter le maximum de données à partir de certains indices de présence de l’espèce trouvés sur le terrain, que sont les traces, les observations visuelles et les hurlements. Ces données sont numériques, dans le sens où l’on s’attache à définir un nombre minimal d’animaux dans le groupe. La période considérée (novembre-mars) représente un compromis entre la période de « stabilité des groupes » (hors dispersion, donc optimisation des chances de détecter les animaux ensemble sur une même trace) et une durée suffisante pour maximiser le nombre de données en fonction de l’enneigement moyen disponible sur la saison.
Si les indices « Traces » sont dominants dans les zones enneigées (zones montagneuses), ils sont complétés depuis quelques années par les données issues du piégeage photographique (donc des images traitées comme des « observations visuelles »), notamment grâce au développement technologique et à la baisse du coût du matériel. Cet outil est aujourd’hui particulièrement utilisé sur les zones sans neige, colonisées plus récemment par l’espèce, mais trouve ses limites sur les aspects quantitatifs pour estimer le nombre d’individus d’une meute par exemple.
Les indices « hurlements » sont marginaux en hiver et ce pour plusieurs raisons : la technique du hurlement provoqué n’est pas efficace sur des animaux qui bougent beaucoup l’hiver. De plus, il demeure difficile de discerner à l’oreille au-delà de 2-3 individus (modulations des loups, outils « oreille humaine » peu performant), c’est pourquoi cette technique est utilisée l’été à proximité des sites de rendez-vous pour détecter la reproduction (présence/absence de louveteaux) et non pas pour dénombrer les animaux.
En pratique, la mise en œuvre du suivi hivernal sur le terrain requiert la mobilisation d’un ensemble d’outils et de connaissances spécifiques, qui peuvent se résumer par les questions suivantes : Comment trouver les itinéraires empruntés par les loups ? Comment reconnaître leurs traces ? Comment estimer le nombre d’individus qui se déplacent ensemble ? Comment valider de façon rigoureuse et homogène les données récoltées ?
Comment trouver les itinéraires empruntés par les loups ?
Le loup est un animal qui se déplace beaucoup, y compris à l’intérieur de son territoire. Il utilise principalement l’allure du trot, dont le rendement (rapport énergie dépensée/distance parcourue) est le plus efficace pour l’espèce. Aussi, il affectionne particulièrement les pistes et sentiers, souvent « à courbe de niveau » lorsque le relief est marqué (vallées alpines), sur lesquels il optimise naturellement ses déplacements. Le choix de l’altitude du parcours se révélera souvent décisif pour tenir compte de la présence de neige au sol, des zones d’hivernage des proies, etc.
5 loups à la queue leu-leu progressant “méthodiquement” dans un mélézin © PN Mercantour
Comment reconnaître leurs traces ?
Cette question est au cœur de la démarche déployée pour le suivi hivernal du loup. En effet, les indices récoltés de type traces (donc des empreintes ou des pistes) sont les plus nombreux parmi l’ensemble du jeu de données exploitables au cours de la période, et bien souvent les plus pertinents pour une évaluation numérique du nombre d’individus présents sur un massif (notion de meute).
Les empreintes:
Il faut bien avoir en tête qu’il est impossible de distinguer loup et chien à partir d’empreintes isolées. Les deux sous-espèces de canidés ont des formes d’empreintes similaires (ovales, symétriques, 4 doigts avec griffes et une pelote plantaire marquant au sol). La gamme de taille pour une empreinte de loup est comprise entre 9 et 12 cm de longueur. Il s’agit ici d’animaux de taille adulte, ce qui est toujours le cas pour les loups sur la période considérée (novembre-mars). Ainsi, des empreintes significativement plus petites ou plus grandes (hors déformations dues à la dégradation du support, comme la fonte pour la neige), pourront être attribuées au renard (longueur maxi de 6 cm) ou au chien (large gamme de taille : de moins de 9 à plus de 12 cm de longueur).
Contrairement à certaines idées reçues, la présence marquée d’un pont de chair reliant les doigts antérieurs des pattes, n’est pas une caractéristique stricte du loup. En effet, certaines races de chiens possèdent ce caractère (ex : labrador, golden retriever) et chez le loup, certains individus ne l’ont pas et pas sur les quatre pattes. De plus, la présence ou non de ce critère n’est pas forcement identifiable sur l’empreinte qui marque au sol à cause de la diversité de nature du support rencontrée (neige ou terre plus ou moins humide). Ainsi, ce critère n’est-il pas pris en compte pour la détermination de l’espèce à partir des empreintes.
Les pistes:
Les loups peuvent se déplacer à différentes allures (le pas, le trot, le galop), qui se matérialisent par des différences sur les caractéristiques de la piste « lisible au sol ». Le loup se déplace beaucoup au trot et c’est le plus souvent à cette allure que les critères relevés sur le terrain sont le plus discriminants pour caractériser l’espèce. En effet, le loup possède la capacité de poser son membre postérieur exactement dans l’empreinte laissée par le membre antérieur (d’un même côté). On parle de recouvrement antéro-postérieur.
De plus, le loup a la capacité de ramener ses membres dans l’axe de son corps ce qui induit un alignement caractéristique de la piste.
Le critère important à prendre en compte sur la piste est la mesure de la longueur du pas, représentée par la distance parcourue par l’animal à chaque fois qu’un même membre est posé au sol. Etant donné la configuration de recouvrement antéro postérieur et d’alignement de la piste, le pas est mesuré en pratique toute les 3 empreintes. La longueur du pas est influencée par 3 critères principaux : la taille de l’animal, sa vitesse de déplacement (allure de trot) et la pente du terrain. Ainsi, un même animal qui se déplace à allure régulière au trot (comme c’est le cas fréquemment chez le loup qui parcourt de grandes distances), présentera une longueur de pas identique mesurable « à plat » sur sa piste, comprise entre 90 et 130 cm.
Attention cependant, car certains chiens peuvent présenter des aptitudes au déplacement comparables à celles du loup et adopter des pistes analogues (recouvrement antéro-postérieur, alignement, régularité dans la longueur du pas). Cependant, le plus souvent ces chiens ne « tiennent » pas cette régularité très longtemps, aussi on s’assurera d’une distance suffisante (au moins 150 m linéaires) pour le suivi de la piste.
A noter, que l’allure du galop ne permet pas de discriminer loups et chiens à l’aide de l’analyse de la piste, sur laquelle les 4 membres plus ou moins groupés marquent au sol.
Comment identifier le nombre d’individus ?
Les loups marchent souvent « à la queue leu leu », c’est-à-dire que chaque animal pose ses membres dans les empreintes de l’animal précédent, d’où la difficulté à dénombrer les animaux qui se déplacent ensemble sur une même piste. La méthode consiste à rechercher les « aiguillages » et donc les portions sur lesquelles les animaux se déplacent « de front ».
Exemples d’aiguillage mettant en évidence la présence de plus d’un animal
Exemples de pistes d’animaux évoluant de front, permettant de dénombrer un nombre minimal de loups se déplaçant ensemble
Les loups ne se déplacent pas toujours à la queue-leu-leu… © M Tronel / OFB
La technicité est également de mise pour le suivi grâce aux pièges photographiques. De nombreux appareils photographiques existent, et peuvent apporter des enseignements intéressants sur l’utilisation d’un territoire par les loups.
Cependant, il faut bien connaître son terrain ainsi que son matériel pour espérer récolter des images exploitables, et il faut garder en tête que la technique présente des limites, surtout pour détecter des effectifs de groupes importants.
En règle générale, la pose privilégiée est de ¾ suivant l’axe de déplacement supposé des animaux afin d’espérer « capturer » le maximum des individus du groupe.
Série de clichés pris au flash Infra-rouge, révélant le passage de 6 loups en moins d’une minute © H Lacombe / ONF
Séquence vidéo nocturne permettant de détecter la présence d’un groupe d’au moins 6 loups © S Buttard
Les loups hurlent pour différentes raisons et à toute saison : séparation de la meute, animal solitaire à la recherche d’un partenaire, louveteaux attardés derrière la meute, excitation, marquage du territoire, etc. Cependant cet indice de présence est beaucoup plus rare et demeure délicat à exploiter systématiquement car le risque de confusion avec le chien est fort, d’autant plus qu’il est impossible de décrire un son à l’aide de critères techniques précis. En pratique, le hurlement ne s’avère pas approprié pour dénombrer les animaux au-delà de 2-3 individus.
Chœur de loups….
Si les loups hurlent pour différentes raisons, ils semblent répondre plus facilement à des congénères quand une carcasse se trouve à proximité, et ceci plus particulièrement de décembre à février, période durant laquelle ils hurlent peu, semble-t-il. Harrington & Mech 1970). J’ai le souvenir de quelques témoignages de hurlement spontané causé par un véhicule ou une moto en déplacement, voire même par la fermeture d’une portière d’automobile…
C’est probablement le cas lors d’un dérangement par surprise, circonstance que j’ai vécu un matin d’hiver. Parti en prospection et collecte d’excréments dans les Alpes du Sud, je n’oublierai pas ce moment particulier. C’était en janvier, une récente chute neige avait recouvert de quelques centimètres tout le territoire. Il faisait froid et le ciel très chargé était très bas, la brume masquait les sommets. La seule route d’accès n’avait pas été empruntée, aucune trace de pas ou véhicule, j’étais seul dans cet immense vallon dans une ambiance hivernale très marquée. Ce secteur était occupé par les loups depuis longtemps, les indices de présence ne manquaient pas.
En marchant, par endroits, je faisais craquer la glace. Est-ce ce bruit que les loups ont entendu ? Peut-être. En tous les cas peu avant midi plusieurs loups hurlèrent soudain au-dessus de moi à quelques centaines de mètres. Passé l’effet de surprise, malgré que je n’en étais pas à mes premiers loups entendus, dans ces conditions, l’émotion vous gagne. Par habitude, par sécurité, je dispose toujours en montagne mon smartphone dans une poche de ceinture du sac à dos. C’est très pratique pour faire une photo, pour consulter son parcours, sa localisation ou pour réaliser un enregistrement. Ayant déjà eu l’occasion d’enregistrer des loups dans des opérations de hurlement provoqué en été, j’étais prêt. Je ne fus pas déçu, un deuxième hurlement retentit peu après et je réalisai l’enregistrement ci-dessous. Plusieurs individus dans des vocalises différentes, tout cela dura une bonne minute et puis plus rien, c’était fini.
Ce n’était pas la première fois que j’entendais des loups, 16 ans de suivi sur le terrain m’ont donné beaucoup d’occasions d’en entendre. En ce qui me concerne, c’est toujours une émotion assez forte, vis-à-vis de laquelle je n’éprouve aucune crainte, même seul. Il m’est pourtant arrivé d’être très proche des animaux, et c’était le cas aujourd’hui. Je suis parti dans la direction de cette réponse et je trouvais les traces du groupe, plusieurs individus. Ils sont descendus dans une gorge abrupte. Par prudence quant aux conditions de déplacement, je décidais de ne pas les suivre.
Frédéric Sébè de l’Equipe de Neuro-Ethologie Sensorielle ENES/CRNL, Université Lyon/Saint-Etienne a fort aimablement nettoyé et amplifié cet enregistrement.
Je garde le souvenir dans une ambiance très particulière d’un moment rare et précieux, j’étais le seul spectateur du chœur des loups. Un spectacle offert par la nature dont j’ai bien l’intention de profiter encore.
Ce sont les sens qui rendent heureux – Jean Giono
Y Léonard / OFB
“Choeur de loups” enregistré en janvier 2020 dans les Alpes du Sud © Y Léonard / OFB
Nous l’avons bien compris, le suivi de la population de loups est avant tout une question de méthode et d’expérience sur le terrain. C’est bien l’hiver, principalement grâce aux traces, que les indicateurs les plus complexes sont établis (carte des ZPP et Effectif minimum retenu). Le nombre d’indices récolté chaque hiver par le Réseau de suivi dépasse les 2000 données. Chaque indice relevé sur le terrain et qui fait l’objet d’un relevé standardisé à l’aide de formulaires spécifiques, est rigoureusement analysé par les animateurs régionaux du Réseau. L’ensemble des données retenues comme attribuables à l’espèce loup sont ensuite compilées dans un bilan national de suivi de population, qui parait chaque année en début d’été dans sa forme consolidée. C’est cette partie immergée de l’iceberg qui vous sera dévoilée prochainement, à l’occasion de la diffusion du nouveau bilan du suivi hivernal.
Avec le développement géographique et numérique de la population de loups, ce niveau d’investissement méthodologique et sur le terrain trouve aujourd’hui ses limites, et l’équipe Recherche et expertise de l’OFB travaille actuellement sur le développement de méthodes alternatives pour le suivi.
P-E Briaudet / OFB